« À l’époque, des couleurs spectaculaires se révélaient également sur des créatures aquatiques, des poissons en mers chaudes. Mais les fleurs m’impressionnaient tout particulièrement par leur exquise beauté, et, lorsqu’il devint évident que leurs espèces seraient innombrables, que les dessins des pétales allaient être infinis, nos chants de louanges s’élevèrent à nouveau si fort vers le Ciel que tous ceux qui avaient précédé paraissaient moins profonds, en tout cas pas aussi ardents.
« Bien sûr, cette musique s’était déjà teintée d’une nuance plus sombre… Oserais-je le dire… L’hésitation ou l’ombre qu’avait suscitée en nous la révélation de la mort et de la putréfaction. À présent, avec les fleurs, cet élément obscur s’amplifiait dans nos hymnes et nos exclamations de gratitude et d’émerveillement, car, lorsque les fleurs se fanaient, lorsqu’elles perdaient leurs pétales qui tombaient sur le sol, c’était vraiment terrible.
« L’étincelle de vie avait jailli de ces fleurs avec une force inouïe, comme elle avait jailli des arbres et des plantes qui poussaient partout à profusion ; ainsi les chants prirent-ils une note de tristesse.
« Mais nous étions plus que jamais fascinés par la Terre. En fait, je dirais qu’à ce moment-là, l’atmosphère céleste s’était totalement modifiée. Tous, Dieu, les anges de tous les rangs, avaient maintenant les yeux braqués sur la Terre. Il n’était plus possible d’être au Ciel, uniquement à louer Dieu comme auparavant. Le chant se devait d’évoquer la matière, le processus et la beauté. Et, bien sûr, les anges qui composaient les cantiques les plus complexes incluaient ces éléments – la mort, la putréfaction et la beauté – dans des antiennes plus cohérentes que celles dont j’étais l’auteur.
« J’étais troublé. Je n’arrivais pas à trouver le repos dans mon âme, je crois. Quelque chose en moi était déjà devenu insatiable…
— Ces mots, j’ai employé ces mots lorsque j’ai parlé de vous à David, la première fois que vous m’avez suivi, l’interrompis-je.
— Ils me viennent d’un vieux poème que l’on m’avait récité ; il est écrit en hébreu et l’on n’en trouve que très rarement la traduction de par le monde. Ce sont les paroles de la Sibylle lorsqu’elle décrit les Veilleurs… nous, les anges, que Dieu avait envoyés comme témoins. Elle avait raison. J’aimais sa poésie, c’est pourquoi je m’en souviens. Je l’ai choisie pour me définir. Dieu seul sait pourquoi les autres anges sont plus satisfaits que moi.
Memnoch s’était considérablement rembruni. Je me demandais si la musique céleste que j’avais moi-même entendue comportait cette nuance de tristesse dont il me parlait, ou bien si sa joie à l’état pur lui avait été rendue.
— Non, c’est la musique des âmes humaines et celle des anges que vous y entendez aujourd’hui. Les sons en sont tout autres. Mais permettez-moi de poursuivre rapidement les Révélations, car je sais qu’il n’est pas aisé de les appréhender, si ce n’est dans leur ensemble.
« La Cinquième Révélation fut celle de l’encéphalisation. Depuis déjà quelque temps, les animaux aquatiques s’étaient différenciés des plantes, et, à présent, ces créatures gélatineuses commençaient à former des systèmes nerveux et des squelettes ; avec ce phénomène vint alors le processus d’encéphalisation. Les créatures se mirent à développer des têtes !
« Et il ne nous échappa pas, ne serait-ce qu’un instant divin, que nous, les anges, avions une tête ! Le processus de réflexion de ces organismes en pleine évolution était concentré à l’intérieur de la tête. Tout comme pour nous, c’était évident ! Il était inutile de nous l’expliquer. Notre intelligence angélique savait comment nous étions organisés. Nos yeux en étaient le truchement. Nous avions des yeux, qui étaient partie intégrante de nos cerveaux, et c’est la vue qui guidait nos mouvements, nos réponses et notre quête de la connaissance plus encore que tout autre sens.
« L’agitation régnait au Ciel. “Seigneur, dis-je, que se passe-t-il ? Ces créatures engendrent des formes… des membres… des têtes.” Et les antiennes s’élevèrent à nouveau, mais, cette fois, elles étaient mêlées de confusion autant que d’extase, de la crainte divine que de tels phénomènes puissent se produire, et que de la matière puissent surgir des choses pourvues de têtes.
« Et bien avant que les reptiles ne sortent des eaux et ne se mettent à ramper sur la terre, bien avant cela, vint la Sixième Révélation, celle qui me frappa d’horreur. Ces créatures, avec leurs têtes et leurs membres, si bizarres ou variées dans leurs structures fussent-elles, ces choses-là avaient un faciès ! Un faciès comme le nôtre. Je veux dire que le plus primitif des anthropoïdes avait deux yeux, un nez, et une bouche. Qui formaient un visage, semblable au mien ! D’abord la tête, maintenant le visage, l’expression de l’intelligence à l’intérieur du cerveau !
« J’étais consterné ! J’invoquais les pires arguments. “Est-ce cela que vous souhaitez ? Où tout cela s’arrêtera-t-il ? Que sont donc ces créatures ? L’étincelle de vie émanant d’elles devient de plus en plus puissante, flamboie plus vivement encore et se défend jusqu’à la dernière seconde ! Est-ce que vous vous en rendez compte !” Certains de mes congénères étaient horrifiés.
« Ils m’ont dit, “Memnoch, tu pousses Dieu à bout ! Manifestement, il existe une parenté entre nous, magnifiques comme nous le sommes, nous les fils de Dieu, habitants du bene ha elohim, et ces créatures. La tête, la face, oui, c’est évident. Mais comment oses-tu défier le plan de Dieu ?”
« Rien ne parvenait à me réconforter. J’étais par trop envahi par le doute, tout comme ceux qui étaient de mon avis. Déconcertés, nous sommes redescendus sur Terre, décidés à nous y promener. Je pouvais maintenant me mesurer en taille à l’échelle des choses que je viens d’évoquer, je pouvais m’étendre sous les berceaux de verdure, écouter pousser les plantes et y méditer, laissant leurs couleurs emplir mon regard.
« Pourtant, la perspective du désastre me hantait toujours. Puis un fait exceptionnel se produisit. Dieu vint me voir.
« Dans ce cas-là, Dieu ne quitte pas le Ciel. Il se contente de se prolonger, pour ainsi dire ; Sa lumière s’est abaissée jusqu’à moi et m’a emmené, lové en elle et contre Lui, puis Il a commencé à me parler.
« Bien sûr, j’en ai été immédiatement rasséréné. Durant de longues périodes, je m’étais refusé toute béatitude céleste, et j’étais à présent satisfait de sentir cette félicité qui m’enveloppait dans la sérénité et l’amour parfait. Tous mes arguments et mes doutes me quittèrent. La douleur cessa. La sensation de punition suscitée par la mort et la putréfaction s’apaisa.
« Dieu parla. Je m’étais fondu en Lui et je n’avais évidemment plus la notion de mon propre corps ; nous avions été tant de fois si proches dans le passé, et plus encore lorsque j’avais été créé et que j’étais sorti de Lui. Néanmoins, c’était là un don profond et miséricordieux.
« “Tu es plus clairvoyant que les autres anges, dit-il. Tu raisonnes en termes d’avenir, un concept qu’ils commencent tout juste à apprendre. Ils sont semblables à des miroirs qui réfléchissent la splendeur de chaque étape ; tandis que toi, tu te montres soupçonneux. Tu ne me fais pas confiance.”
« Ces paroles m’emplirent de chagrin. “Tu ne me fais pas confiance.” Mes craintes, je ne les considérais pas comme de la défiance. Et je n’avais pas sitôt réalisé cela que cette prise de conscience suffit à Dieu, qu’il me rappela au Ciel et m’expliqua que désormais, je devais observer plus souvent les choses sous cet angle avantageux et ne pas m’enfoncer autant sous la frondaison du monde.
Tandis qu’il m’exposait tous ces faits, je ne pouvais détacher mon regard de Memnoch. Nous nous tenions immobiles sur la rive du fleuve. Et, quoiqu’il m’ait parlé de bien-être, il n’en semblait pas pour autant réconforté. Juste impatient de poursuivre son récit.
— Je suis effectivement retourné au Ciel mais, comme je vous l’ai dit, toute sa composition avait changé. Le Paradis était focalisé sur la Terre. Qui faisait l’objet des conversations célestes. Et je n’en fus jamais autant conscient que cette fois-là. Je suis allé voir Dieu, je me suis agenouillé en adoration, et je me suis épanché, livrant mes doutes, et, par-dessus tout, lui exprimant ma gratitude qu’il soit venu à moi comme Il l’avait fait. Je lui ai demandé si j’étais de nouveau libre de redescendre dans l’univers.
« Il me fournit alors l’une de Ses sublimes réponses diplomatiques, qui signifiait : “Je ne te l’interdis pas. Tu es un Veilleur et ton devoir est de veiller sur les hommes.” Aussi suis-je descendu…
— Une minute, dis-je. Je voudrais vous poser une question.
— D’accord, répondit-il patiemment. Mais venez, poursuivons notre voyage. Vous pouvez poser les pieds sur les rochers pour traverser le fleuve.
Je le suivis donc avec une relative facilité, et, au bout de quelques minutes, nous avions laissé derrière nous les bruits de l’eau pour nous retrouver dans une forêt plus dense encore, et, me sembla-t-il, peuplée de créatures vivantes, encore que je n’aurais su dire lesquelles.
— Ma question, insistai-je, était la suivante. Le Paradis était-il ennuyeux comparé à la Terre ?
— Oh, pas du tout, c’est simplement que la Terre était le point de mire. On ne pouvait pas être au Ciel et ne plus y penser, dans la mesure où chacun avait le regard braqué sur elle et chantait ses louanges. C’est tout. Non, le Paradis était aussi enchanteur et serein que jamais ; en fait, la note de tristesse qui s’y était glissée, la constatation solennelle de l’existence de la putréfaction et de la mort avaient ajouté à l’infinie variation des choses sur lesquelles on pouvait disserter ou que l’on pouvait y glorifier.
— Je vois. Grâce à ces révélations, le Ciel s’épanouissait.
— Toujours ! Et rappelez-vous la musique, n’allez jamais, jamais penser que c’est un cliché sur la religion. Elle ne cessait d’atteindre de nouveaux sommets dans sa célébration des prodiges. Il allait s’écouler des millénaires avant que les instruments ne parviennent à un niveau qui les rende à même de faire ne serait-ce qu’une pâle imitation des sons produits par la musique des anges – celle de leurs voix, se mêlant aux battements de leurs ailes et à l’interaction des vents qui s’élevaient de la Terre.
Je hochai la tête.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Que voulez-vous dire ?
— Je n’arrive pas à l’exprimer par les mots ! Simplement que nous échouons encore et toujours dans notre compréhension du Ciel parce que l’on ne nous apprend pas qu’il est focalisé sur la Terre. Car, toute ma vie, je n’ai cessé d’entendre le contraire, le dénigrement de la matière, et que c’était une prison pour l’âme.
— Eh bien ! vous l’avez vu de vos propres yeux, dit-il. Mais laissez-moi continuer :
« La Septième Révélation se produisit lorsque les animaux sortirent de l’eau. Lorsqu’ils pénétrèrent dans les forêts qui, à l’époque, recouvraient la terre, et qu’ils y trouvèrent des moyens de subsistance. Les reptiles étaient nés. Ils devinrent des énormes lézards, des monstres, d’une dimension telle que même la force des anges ne pouvait les arrêter. Et ces créatures, pourvues d’une tête et d’une face, se servaient non seulement de leurs pattes – qui étaient semblables à nos jambes – pour ramper, mais aussi pour marcher, et certaines avançaient même sur deux pattes au lieu de quatre, tenant contre leur poitrine deux autres minuscules petites pattes pareilles à nos bras.
« J’observais ces événements comme on regarde grandir un incendie. Des toutes petites flammes diffusant de la chaleur, je voyais à présent une conflagration !
« Des insectes de toutes formes se développaient. Certains s’élevaient dans les airs, dans un envol très différent et affreux comparé au nôtre. Le monde grouilla bientôt de toutes ces nouvelles espèces vivantes, mobiles et affamées, car ces créatures se nourrissaient les unes des autres, ainsi qu’il en avait toujours été, si ce n’était que maintenant, avec les animaux, le festin et la mise à mort étaient bien plus évidents et n’avaient plus lieu au cours de petites échauffourées, mais dans de gigantesques batailles entre lézards qui se déchiraient à belles dents ou grands oiseaux reptiliens qui se laissaient tomber en planant sur de plus petits rampants qu’eux, pour les emporter dans leurs nids.
« Leur façon de se reproduire commença à changer. Ces choses naissaient dans des œufs. Puis, un peu plus tard, du frai se mit à sortir vivant de la mère.
« J’ai étudié ces phénomènes pendant des millions d’années, entretenant Dieu à leur sujet, d’un air plus ou moins distrait, chantant lorsque j’étais submergé par la beauté et montant jusques aux Cieux, pour finalement m’apercevoir que, comme avant, j’ennuyais tout le monde avec mes questions. Cela suscita de grands débats. Fallait-il ne rien remettre en question ? Regardez comme l’étincelle de vie flamboie au moment où meurt le lézard géant ! Et j’étais ramené encore et toujours dans le giron de Dieu, juste quand je pensais que mon émoi ne me laisserait pas en paix.
« “Observe le système plus attentivement. Tu as pris le parti de n’en voir que des éléments”, me disait-Il. Comme Il le faisait depuis le début, Il souligna que les déchets n’existaient pas dans l’univers, que la pourriture se transformait en nourriture pour les autres, que les moyens d’échanges étaient maintenant tuer et dévorer, digérer et excréter.
« “Lorsque je suis auprès de Vous, Lui répondis-je, je perçois la beauté de tout cela. Mais quand je descends là-bas, quand je me roule dans les hautes herbes, je vois les choses différemment.”
« “Tu es mon ange et mon Veilleur. Surmonte cette contradiction.”
« Je retournai sur Terre. Vint alors la Huitième Révélation de l’Évolution : l’apparition d’oiseaux à sang chaud avec des ailes garnies de plumes !
Je souris. En partie à cause de l’expression de son visage, empreinte d’intelligence et de patience, mais aussi de l’emphase avec laquelle il avait décrit les ailes.
— Des ailes garnies de plumes ! répéta-t-il. D’abord, nous voyons nos visages sur les têtes des insectes, des lézards et des monstres ! Et ensuite, arrive une créature à sang chaud, incroyablement plus fragile, palpitant d’une vie précaire, et elle a des ailes de plumes ! Elle vole comme nous volons. Elle s’élève, déploie ses ailes, et plane dans les airs.
« Mais, pour une fois, je n’étais pas le seul au Ciel à crier ma réprobation. Des milliers d’anges s’étonnaient de découvrir que de petits êtres faits de matière puissent posséder des ailes si semblables aux nôtres. Des plumes, les mêmes que celles qui recouvraient les nôtres, les rendaient douces et les faisaient se déplacer dans le vent… À présent, tout cela avait son corollaire dans le monde matériel !
« Un orage de chants, d’exclamations et de récriminations grondait au Ciel. Des anges s’envolaient après les oiseaux, les encerclant, puis les suivaient en les imitant ou les pourchassaient jusqu’à leurs nids ; ils regardaient les oisillons éclore de leurs œufs et atteindre leur taille définitive.
« Or, nous connaissions déjà toute la question de la naissance, de la croissance et de la maturité chez d’autres créatures, mais aucune encore qui ne nous ressemblât.
— Dieu se taisait ?
— Non. Mais cette fois, il nous a tous réunis et nous a demandé pourquoi, maintenant que nous n’étions plus imperméables à l’atrocité et à l’orgueil, nous n’avions pas su tirer d’enseignement suffisant. L’orgueil, disait-il, était ce dont nous souffrions ; nous étions outrés que des petites choses aussi chétives, avec une tête aussi minuscule et une physionomie aussi limitée, puissent être dotées d’ailes garnies de plumes. Il nous donna une sévère leçon accompagnée d’un avertissement : “Une fois de plus, je vous l’affirme, ce processus va se poursuivre et vous allez assister à des choses qui vont vous surprendre ; vous êtes mes anges et vous m’appartenez, et vous devez croire en moi !”
« La Neuvième Révélation de l’Évolution fut douloureuse pour tous les anges. Pour certains, elle fut emplie d’horreur, pour d’autres, de crainte ; en fait, c’était comme si la Neuvième Révélation reflétait à notre attention les émotions mêmes qu’elle suscitait dans nos cœurs. Ce fut la venue sur Terre des mammifères, dont les terribles cris de douleur s’élevaient plus haut encore vers le Ciel que tous les autres cris de souffrance et de mort qu’aucun autre animal n’ait jamais poussé ! La promesse de l’effroi que nous avions vue dans la mort et la putréfaction était maintenant hideusement tenue.
« La musique qui s’élevait de la Terre en fut transformée ; tout ce que nous pouvions faire, dans notre crainte et notre douleur, était de chanter plus fort encore notre grande stupeur ; alors les cantiques se firent plus tristes, et plus complexes aussi. Le visage de Dieu, Sa lumière, ne se troublèrent en rien.
« Enfin vint la Dixième Révélation de l’Évolution. Les singes se tenaient debout ! Dieu lui-même n’était-Il pas ridiculisé ? Elle était là, cette créature qui se tenait debout, pourvue de deux jambes et deux bras, à l’image de laquelle nous avions été créés, mais cette fois dans sa version bestiale et velue. Il lui manquait nos ailes, grâce à Dieu ; de fait, les petites bêtes ailées en restaient très éloignées dans leur développement. Mais ces primates déambulaient de leur pas pesant sur la terre, leur massue à la main, féroces, sauvages, déchirant à belles dents la chair de leurs ennemis, assommant, mordant, frappant à mort tout ce qui leur résistait – l’image de Dieu et des fiers fils de Dieu, ses anges – matériels, poilus, et portant des outils !
« Abasourdis, nous examinâmes leurs mains. Avaient-elles des pouces ? Presque. Abasourdis, nous cernâmes leurs rassemblements. La parole, éloquente et audible expression de la pensée, sortait-elle de leurs bouches ? Presque ! Quel pouvait être le projet de Dieu ? Pourquoi avait-Il fait cela ? Est-ce que cela n’allait pas susciter Sa colère ?
« Mais Dieu répandait Sa lumière, éternelle et permanente, comme si le hurlement du primate agonisant ne pouvait L’atteindre, comme si le singe, mis en pièces par des assaillants plus grands que lui, n’avait aucun témoin de l’embrasement de la grande étincelle qui crépitait juste avant qu’il ne meure.
« “Non, non, c’est inconcevable, c’est inimaginable”, ai-je dit. Je me suis envolé une nouvelle fois vers la face du Ciel, et Dieu a dit, très simplement, et sans chercher à me réconforter : “Memnoch, si je ne suis pas ridiculisé par cet être, si c’est moi qui l’ai créé, comment peux-tu toi, en être ridiculisé ? Sois satisfait, Memnoch, savoure l’étonnement de ton contentement, et ne me dérange plus ! Les antiennes qui s’élèvent tout autour de toi me décrivent par le détail tout ce que ma Création a accompli. Tu viens à moi avec des questions qui sont des accusations, Memnoch ! Cela suffit !”
« J’étais mortifié. Le mot “accusations” me terrifia et me fit longuement réfléchir. Savez-vous qu’en hébreu, Satan signifie “l’Accusateur” ?
— Oui.
— Laissez-moi continuer. C’était à mes yeux un concept tout à fait nouveau, et pourtant, je me rendais compte que, depuis le début, je n’avais cessé de lancer des accusations à Dieu. Je tenais absolument à ce que ce processus ne puisse être ce qu’il avait voulu ou eu l’intention de faire.
« Cette fois, Il me réprimandait, purement et simplement, me demandant de réfléchir plus avant. Et Il me permit de connaître, dans une vaste perspective, l’immensité et la diversité des développements auxquels j’avais assisté. En somme, Il me laissa entrevoir ses intentions.
« Comme je le disais, j’étais mortifié. “Puis-je me joindre à Vous, Seigneur ?”, ai-je demandé. Et Il a répondu : “Mais bien sûr.” Nous étions réconciliés et, tout en sommeillant dans la lumière divine, je restais toutefois vigilant, sur mes gardes, pareil à un animal qui, toujours sur le qui-vive, guette son ennemi tapi. Mais qu’est-il en train de se passer en bas ? m’interrogeai-je, plein d’appréhension.
« Voici qu’ils étaient là ! Sont-ce là les mots que je devrais employer, ou parlerai-je comme Job, l’auteur de la Genèse, en disant “Regardez !” de la façon la plus impérative qui soit. Ceux qui étaient debout et velus avaient commencé à se livrer à un étrange rituel. Les velus à deux jambes avaient adopté toutes sortes de comportements fort complexes. Permettez-moi de passer directement à l’essentiel : les velus à deux jambes s’étaient mis à enterrer leurs morts.
Pupilles étrécies, je regardai Memnoch, perplexe. Il était tellement absorbé dans son récit que, pour la première fois, il paraissait véritablement malheureux, quoique son visage conservât toute sa beauté. On ne pouvait dire que sa tristesse le défigurait. Rien ne pouvait le défigurer.
— Était-ce donc cela la Onzième Révélation de l’Évolution ? demandai-je. Qu’ils dussent enterrer leurs morts ?
Il m’observa longuement, et je perçus sa frustration de ne pas parvenir à me faire comprendre tout ce qu’il aurait voulu que je sache.
— Qu’est-ce que cela signifiait ? insistai-je, impatient. Qu’est-ce que cela signifiait, ils enterraient leurs morts ?
— Beaucoup de choses, chuchota-t-il en agitant énergiquement son doigt. Ce rituel d’inhumation allait de pair avec un sens de la famille que nous avions rarement, voire jamais, constaté chez d’autres espèces : la prise en charge des faibles par les forts, l’aide et l’alimentation des infirmes par toute la communauté, et enfin, l’enterrement avec des fleurs. Des fleurs, Lestat ! Le corps, qu’ils déposaient délicatement sur le sol, était ensuite recouvert de fleurs, d’une extrémité à l’autre, de sorte que la Onzième Révélation de l’Évolution fut que l’homme moderne avait commencé à exister. Hirsute, courbé, doté d’une pilosité simiesque, mais avec un faciès plus que jamais proche du nôtre, l’homme moderne déambulait sur la terre ! Et l’homme moderne était capable de tendresse, comme seuls les anges l’avaient été jusqu’ici dans l’univers, les anges et Dieu qui les avait créés, et l’homme moderne comblait ses proches de cette affection, et, comme nous, il aimait les fleurs et pleurait ses défunts, avec des fleurs, justement, avant de les ensevelir.
Je demeurai un long moment silencieux, songeur, à méditer essentiellement sur le point de départ de Memnoch – le fait que lui. Dieu et les anges représentaient l’idéal vers lequel cette forme humaine évoluait sous leurs yeux mêmes. Je n’avais pas considéré la question sous cet angle-là. Son image me revint alors, lâchant la balustrade, et la voix qui me demandait, avec une telle conviction : Jamais vous ne seriez mon adversaire, n’est-ce pas ?
Memnoch m’observait. Je détournai les yeux. J’éprouvais déjà pour lui une indéfectible loyauté, conséquence du récit qu’il me faisait et des émotions qu’il suscitait, mais j’étais troublé par les paroles de Dieu incarné.
— Et vous avez tout lieu de l’être, dit Memnoch. Car la question que vous devez vous poser est la suivante : Vous connaissant, Lestat, comme Il doit sûrement vous connaître, pourquoi ne vous considère-t-Il pas déjà comme Son adversaire ? Vous ne devinez pas ?
Stupéfait.
Muet.
Il attendait que je reprenne mes esprits, mais, par instants, il me semblait que ce moment n’arriverait jamais. Attiré par lui comme je l’étais, totalement envoûté, j’éprouvais le désir purement mortel de fuir quelque chose qui m’accablait, et qui menaçait les fondements de ma raison.
— Lorsque j’étais auprès de Dieu, poursuivit Memnoch, je voyais par les yeux de Dieu –, je voyais les humains avec leurs familles ; je les voyais réunis pour assister et prendre part aux naissances ; je les regardais recouvrir les sépultures de pierres tombales. Je voyais comme Dieu voit, comme si c’était Pour Toujours et dans Toutes les Directions, et la complexité de tout aspect de la création, chaque molécule d’humidité, chaque son ou syllabe qui sortait de la bouche des oiseaux ou des hommes, tout semblait n’être rien de plus que le produit de l’absolue grandeur de Dieu. Les plus beaux des cantiques me venaient alors du cœur.
« Et Dieu me répéta : “Memnoch, reste au Ciel, tout près de moi. Désormais, regarde de loin.”
« “Le faut-il, Seigneur ? demandai-je. J’ai tellement envie de les observer, d’ici et de là-bas. Je voudrais, de mes mains invisibles, sentir leur peau qui se fait de plus en plus douce.”
« “Tu es mon ange, Memnoch. Alors vas-y et regarde, et souviens-toi que tout ce que tu vois est le fruit de ma création et de ma volonté.”
« Je jetai un regard en bas avant de quitter le Ciel, (je parle maintenant par métaphore, nous le savons l’un et l’autre), je regardai en bas et aperçus la Création qui grouillait d’anges Veilleurs ; je les voyais partout, totalement sous le charme de tout ce que j’ai décrit, des forêts aux vallées en passant par les mers.
« Mais il semblait que quelque chose avait modifié l’atmosphère de la Terre ; appelez cela un nouvel élément ; un faible tourbillon de minuscules particules ? Non, cela suppose un phénomène plus important que ce que c’était en réalité. Mais c’était là.
« Je suis descendu sur Terre, et les anges m’ont immédiatement confirmé qu’eux aussi avaient perçu ce changement dans l’atmosphère, bien qu’il ne dépendît pas de l’air, comme c’était le cas de toute chose vivante. « “Comment est-ce possible ?” demandai-je. « “Écoute, répondit l’ange Michaël. Contente-toi d’écouter. Tu peux l’entendre.”
« “Et Raphaël ajouta : “C’est une chose invisible, mais vivante ! Et qu’y a-t-il d’invisible sous le Ciel, en dehors de nous ?”
« Des centaines d’autres anges s’étaient réunis pour en discuter, pour parler de leur propre expérience relative à ce nouvel élément impalpable qui nous entourait de toutes parts, ignorant notre présence mais émettant toutefois une sorte de vibration, ou, plus exactement, un son quasiment inaudible que nous nous efforcions désespérément de capter.
« “C’est ta faute !”, me dit alors l’un des anges, dont je préfère taire le nom. “Tu as déçu Dieu avec toutes tes accusations et ton emportement, et Il a créé d’autres êtres que nous, invisibles et dotés de nos pouvoirs ! Memnoch, il faut que tu ailles Le voir pour découvrir s’il a l’intention de se débarrasser de nous et de laisser régner cette nouvelle chose invisible.”
« “Comment cela pourrait-il se faire ?” demanda Michaël. De tous les anges, Michaël est l’un des plus pondérés et des plus raisonnables. C’est ce que dit la légende ; de même que l’angélologie, le folklore et tout le bataclan. C’est la vérité. Il est raisonnable. Il a alors fait remarquer aux anges qui se désolaient qu’il était inconcevable que ces choses microscopiques et invisibles que nous percevions possèdent un pouvoir égal au nôtre. Elles qui parvenaient tout juste à se faire connaître de nous, alors que nous étions des anges, de qui personne sur terre ne pouvait se cacher !
« “Nous devons trouver de quoi il s’agit, dis-je. Cela appartient à la Terre, cela en fait partie. Ce n’est pas céleste. C’est là, cela habite près des forêts et des montagnes.”
« Tous furent d’accord. Aucune composition ne nous était secrète. Vous pouviez mettre des millions d’années à déterminer de quoi étaient faites les cynobactéries ou l’azote, mais nous, nous le savions ! Or ça, nous n’y comprenions rien. Ou plutôt, nous ne parvenions pas à admettre ce qu’il en était réellement. »
— Oui, bien sûr.
— Nous écoutions ; nous tendions nos bras. Nous nous rendions compte que c’était sans corps et invisible, certes, mais ces éléments avaient en eux une continuité, une entité, voire une multitude d’individualités. Et ils pleuraient, et, très progressivement, ce son se faisait entendre au sein de notre propre royaume d’invisibilité, et par nos oreilles d’esprits.
Il s’interrompit à nouveau.
— Vous saisissez la distinction que je fais ? demanda-t-il.
— C’étaient des individus immatériels.
— Et tandis que nous méditions, que nous ouvrions nos bras, que nous chantions et tentions de les réconforter, tout en nous glissant subrepticement au travers de la matière terrestre, quelque chose de capital se révéla à nous, bouleversant nos explorations. La Douzième Révélation de l’Évolution était là, sous nos yeux ! Elle nous éblouit, pareille à la lumière céleste ; elle nous détourna des cris de l’invisible ! Elle ébranla notre raison. Elle transforma nos cantiques en rires et en pleurs.
« La Douzième Révélation de l’Évolution, ce fut que la femelle de l’homme avait commencé à se distinguer nettement du mâle, à un point qu’aucun anthropoïde ne pouvait lui être comparée ! La femelle se faisait jolie et séduisante ; les poils qui recouvraient son visage étaient tombés, et ses membres étaient gracieux ; son comportement transcendait les nécessités de la survie ; elle devenait belle, comme le sont les fleurs ou les ailes des oiseaux ! De l’accouplement de primates velus était née une femme à la peau douce et au visage radieux. Et, bien que nous fussions dépourvus de seins et qu’elle n’eût pas d’ailes, elle NOUS ressemblait !!!
Nous nous tenions face à face dans le silence.
Pas une seconde, la portée de ses propos ne m’échappa.
Pas une seconde, je n’eus à m’efforcer de comprendre. Je savais. Je contemplais son beau visage large et ses cheveux flottant au vent, ses membres déliés et sa tendre expression, et je sus qu’il avait raison. Il n’était nul besoin d’avoir étudié l’évolution pour se rendre compte qu’un tel moment avait dû advenir avec le raffinement des espèces ; or lui, plus que tout autre créature, était l’incarnation de la féminité. Il était comme les anges de marbre, comme les statues de Michel-Ange ; son physique arborait l’absolue délicatesse et l’harmonie de la femme.
Il était troublé. J’avais l’impression qu’il allait se tordre les mains. Il me regarda fixement, comme si ses yeux essayaient de me sonder, de me transpercer.
— Et, pour en finir, reprit-il, la Treizième Révélation de l’Évolution se fit connaître. Les mâles s’accouplèrent avec les plus jolies des femelles, les plus agiles, celles dont la peau était la plus lisse et la voix la plus douce. Et de ces unions naquirent des garçons aussi beaux que les filles. Vinrent alors des humains dotés de teints différents : des roux, des blonds, autant que des bruns, des bouclés châtains ou d’autres aux cheveux d’une blancheur surprenante ; leurs yeux étaient d’une infinie variété de couleurs – gris, bruns, verts ou bleus. Disparu l’homme au front saillant et bombé, au visage poilu et à la démarche simiesque, pour laisser place à celui dont la beauté angélique égalait celle de sa compagne.
Je demeurai muet.
Il se détourna, mais ce n’était pas pour m’être désagréable. Il semblait éprouver le besoin de marquer une pause, de reprendre quelques forces. Je me pris alors à observer l’arc que formait ses ailes immenses qui se rejoignaient presque, et dont les extrémités inférieures arrivaient quasiment à ras du sol, chacune de leurs plumes encore légèrement iridescente. Puis il revint poser ses yeux sur moi, le visage bouleversant de grâce.
— Ils se tenaient là, l’homme et la femme, tels qu’il les avait créés, et, à cette exception près, Lestat, que l’un était mâle et l’autre femelle, ils avaient été faits à l’image de Dieu et de Ses anges ! Tel en était l’aboutissement ! L’aboutissement ! Dieu scindé en deux ! Les anges scindés en deux !
« J’ignore combien de temps les anges m’ont retenu, mais finalement, ils furent obligés de me lâcher pour me laisser monter au Ciel, enflammé par mes pensées, mes doutes et mes hypothèses. Je connaissais le courroux. Les cris de souffrance des mammifères me l’avaient appris. Les hurlements et les rugissements des guerres entre primates me l’avaient appris aussi. La putréfaction et la mort m’avaient appris la peur. Et toute la création de Dieu m’avait enseigné ce qu’il m’était nécessaire pour me précipiter vers Lui et Lui dire : “Est-ce cela que vous vouliez ! Votre propre image divisée en homme et en femme ! L’étincelle de la vie qui s’embrase désormais avec violence lorsque l’un ou l’autre meurt ! Cette chose grotesque ; ce dédoublement impossible ; ce monstre ! Était-ce là votre projet ?”
« J’étais indigné. C’était pour moi un désastre ! J’étais en fureur. Je gesticulais, j’en appelais à Dieu de me faire entendre raison, de me pardonner, je voulais qu’il me sauve par Ses paroles sages et rassurantes, mais rien ne vint. Rien. Aucune lumière. Pas un mot. Pas de châtiment. Ni de jugement.
« Je réalisai que j’étais au Ciel, entouré par des anges. Tous m’observaient, dans l’expectative.
« Rien ne vint du Tout-Puissant, si ce n’est la plus sereine des lumières. Je pleurais. “Regardez, voici des larmes pareilles aux leurs”, dis-je aux autres, quoique, bien sûr, mes larmes fussent immatérielles. Et, tandis qu’ils me regardaient, je m’aperçus que je n’étais pas seul à pleurer.
« Qui était-ce ? Je me tournai de tous côtés : j’aperçus les chœurs de tous les anges, les Veilleurs, les Chérubins, les Séraphins, les Ophanins, tous. Leurs visages étaient mystérieux et extasiés, et pourtant, j’entendais des pleurs !
« “D’où viennent ces pleurs !” m’écriai-je.
« C’est alors que je compris. Et eux comprirent aussi. Nous nous regroupâmes, ailes repliées, têtes penchées, et nous écoutâmes ; montant de la terre, nous entendîmes les voix de ces esprits invisibles, de ces individualités invisibles ; c’étaient eux – les immatériels – qui pleuraient ! Et leurs plaintes s’élevaient jusques aux Cieux, tandis que brillait la lumière de Dieu, éternelle, sans que rien ne changeât pour nous.
« “À présent, viens et témoigne, dit Raphaël. Viens voir comme nous avons été menés.”
« “Oui, il faut que je voie ce que c’est”, répondis-je.
Je descendis alors dans l’atmosphère terrestre, accompagné de tous les autres, entraînant dans un tourbillon ces petites choses plaintives et gémissantes que nous ne pouvions même pas voir !
« Bientôt, notre attention fut attirée par des cris humains ! Des cris humains qui se mêlaient à ceux de l’invisible !
« Ensemble, nous nous approchâmes, multitude en rangs serrés, entourant, à leur insu, un petit camp composé d’êtres humains beaux et glabres.
« Au milieu d’eux gisait un jeune homme agonisant, tordu de douleur sur le lit d’herbes et de fleurs qu’ils lui avaient fait. C’était la morsure mortelle de quelque insecte qui lui avait provoqué cette fièvre, partie intégrante du cycle, comme Dieu nous aurait répondu si nous Lui avions posé la question.
« Mais les plaintes des invisibles planaient sur cette victime mourante. Et les lamentations des humains s’élevaient plus terribles que je ne pouvais le supporter.
« Mes larmes se remirent à couler.
« “Calme-toi et écoute”, m’intima le patient Michaël.
« Il nous incita à porter nos regards par-delà le minuscule camp et le corps fourbu et fébrile du jeune homme, pour tenter de percevoir dans la brise les voix des esprits qui s’étaient rassemblés pour pleurer.
« Et de nos yeux, nous vîmes pour la première fois ces esprits ! Nous les vîmes se regrouper puis se disperser, errant, affluant puis retombant, chacun conservant la forme vague de l’essence d’un être humain. Faibles, hébétés, perdus, peu sûrs d’eux-mêmes, ils planaient dans l’atmosphère, ouvrant à présent leurs bras au moribond qui gisait sur la civière. Et celui-ci passa de vie à trépas.
Le silence. La paix.
Memnoch me regarda comme si c’était à moi qu’il incombait de conclure.
— Et un esprit s’éleva du mourant, dis-je. L’étincelle de vie flamboya mais ne s’éteignit pas, elle devint esprit impalpable, comme tous les autres. L’esprit de l’homme monta sous une forme humaine et s’en alla rejoindre ceux qui étaient venus pour l’emmener.
— Oui !
Il poussa un profond soupir et étendit ses bras. Puis, comme s’il voulait pousser un rugissement, il prit une grande inspiration. Et regarda vers le ciel à travers les arbres gigantesques.
J’étais pétrifié.
Tout autour de nous, la forêt frémissait dans sa densité. Je le sentais qui frissonnait, je percevais le cri qui grondait en lui, risquant d’éclater dans un bruit terrible. Mais ce cri resta étouffé, et Memnoch baissa la tête.
La forêt avait de nouveau changé. C’était à présent notre forêt. C’étaient les chênes et les arbres sombres de notre époque ; et les fleurs, et la mousse que je connaissais, les oiseaux et les minuscules rongeurs qui surgissaient dans l’obscurité.
J’attendis.
— L’air était empli de ces esprits, reprit-il. Et pour les avoir aperçus une seule fois, pour avoir décelé leurs contours indistincts et leurs voix incessantes, plus jamais nous ne pourrions les ignorer, car, semblables à une couronne, ils entouraient la terre ! Les esprits des défunts, Lestat ! Les esprits des humains morts.
— Des âmes, Memnoch ?
— Des âmes.
— Les âmes avaient évolué de la matière ?
— Oui. À son image. Ames, essences, individualités invisibles, âmes !
Là encore, je gardai le silence.
Il se reprit.
— Venez avec moi, dit-il.
Il s’essuya le visage du revers de la main. Et, comme il faisait mine de saisir la mienne, je sentis son aile, pour la première fois avec netteté, effleurer toute la longueur de mon corps, suscitant en moi un frisson proche de l’effroi, sans en être réellement.
— Les âmes étaient sorties de ces êtres humains, dit-il. Vivantes et intactes, elles rôdaient autour des corps matériels des hommes de la tribu dont elles étaient issues.
« Elles ne nous voyaient pas, ni nous ni le Ciel. Qui pouvaient-elles voir, si ce n’est ceux qui les avaient enterrées, ceux qui les avaient aimées durant leur vie, leur progéniture, et ceux qui avaient saupoudré leur dépouille d’ocre rouge avant de les allonger délicatement, le visage tourné vers l’est, dans des sépultures garnies des ornements qui leur avaient appartenu.
— Et ces humains qui croyaient en elles, dis-je, ceux qui vénéraient les ancêtres, est-ce qu’ils discernaient leur présence ? Est-ce qu’ils la percevaient ? Se doutaient-ils que leurs aïeux étaient toujours là, sous la forme d’esprits ?
— Oui.
J’étais trop absorbé pour ajouter quoi que ce fût.
Il me semblait que j’étais submergé par l’odeur de la forêt et par ses couleurs sombres, variations infiniment riches de brun, de fauve et de rouge foncé qui nous entouraient. Je scrutai le ciel, dont les teintes grises et lugubres qui le striaient n’enlevaient rien à sa splendeur.
Cependant, je demeurais obnubilé par le tourbillon et par les âmes tournoyant autour de nous, comme si l’air, de la terre jusques aux cieux, était empli de ces âmes humaines qui erraient inlassablement. Où va-t-on dans de pareilles ténèbres ? Que cherche-t-on ? Que peut-on savoir ?
Est-ce que Memnoch riait ? Le bruit en était sinistre et diffus, discret et douloureux. Peut-être chantait-il tout bas, comme si la mélodie procédait naturellement de ses pensées. Elle émanait de sa réflexion tout comme les fleurs exhalent leur parfum ; le cantique, expression des anges.
— Memnoch, dis-je. (J’étais conscient qu’il souffrait, mais je n’y tenais plus.) Dieu le savait-Il ? Dieu savait-Il que les hommes et les femmes, dans leur évolution, avaient acquis une essence spirituelle ? Savait-Il, Memnoch, pour leurs âmes ?
Il ne répondit pas.
De nouveau, j’entendis ce son très vague, sa chanson. Lui aussi contemplait le ciel, et chantait à présent de façon plus audible ; c’était un cantique triste et plein d’humilité, me sembla-t-il, étranger à la structure et aux mesures de notre propre musique, mais néanmoins plein d’éloquence et de tristesse.
Il observa le déplacement des nuages au-dessus de nous, aussi lourds et blancs que tous les autres nuages qu’il m’avait été donné de contempler.
La beauté de cette forêt rivalisait-elle avec ce que j’avais vu au Ciel ? Impossible d’y répondre. Mais ce dont j’étais absolument certain, c’est que, par comparaison, le Ciel ne ternissait pour autant en rien cette magnificence ! Et c’était là tout le prodige. Ce Jardin Sauvage, ce possible Éden, cet endroit séculaire tenait du miracle en lui-même et de par les limites qui lui étaient propres. Soudain, il me devenait pénible de poser les yeux sur lui, de voir les petites feuilles voltiger, et d’en tomber amoureux, sans trouver de réponse à ma question. Rien, durant toute ma vie, ne m’avait jamais semblé aussi essentiel.
— Dieu savait-Il pour les âmes, Memnoch ! Le savait-Il ?
Il se tourna vers moi.
— Comment aurait-Il pu l’ignorer, Lestat ! Comment aurait-Il pu l’ignorer ? Et, selon vous, qui donc s’est envolé jusques au sommet du Ciel pour le Lui dire ? Et s’est-Il une seule fois montré étonné, pris au dépourvu, grandi ou diminué, illuminé ou assombri par toute chose que j’aie jamais porté à Son attention éternelle et omnisciente ?
Il soupira de nouveau, semblant sur le point d’éclater d’une façon démesurée, ce qui aurait eu pour effet de minimiser toute la violence de ses réactions passées. Mais il retrouva bientôt son calme et demeura songeur.
Nous marchions. La forêt subissait de nouveaux changements, les arbres géants cédant la place à des espaces aux branches plus élancées, avec, çà et là, des parcelles de hautes herbes qui s’agitaient au vent.
La brise était chargée d’humidité. Elle faisait onduler sa chevelure blonde, si lourde fût-elle, puis la plaquait sur le côté de son visage. Elle rafraîchissait ma tête et mes mains, mais pas mon cœur.
Nous plongeâmes notre regard dans un espace immense, une vallée déserte et profonde. J’apercevais au loin des montagnes, des pentes verdoyantes, un bois rocailleux et broussailleux, avec, par intermittence, des étendues de blé ou de quelque autre céréale qui poussait à l’état sauvage. Les bois grimpaient jusque sur le flanc des collines et des montagnes, s’enracinant profondément dans la roche ; et, tandis que nous nous rapprochions de la vallée, je distinguais le scintillement et le reflet fugitif d’une rivière ou d’une mer.
Nous émergeâmes de la forêt la plus ancienne. C’était une terre fertile et merveilleuse. Une profusion de fleurs jaunes et bleues chatoyaient au gré des rafales de couleurs changeantes. Les arbres, oliviers ou arbres fruitiers, avaient les branches basses et tordues de ceux dont on avait cueilli la nourriture depuis de nombreuses générations. Tous étaient baignés de soleil.
Nous cheminions à travers les hautes herbes – des épis de blé, sans doute – en direction du bord de mer, dont l’eau clapotait doucement lorsque la marée était immobile, puis, lorsqu’elle était descendante, se faisait claire et miroitante, mettant à nu ses extraordinaires rangées de galets et de pierres.
Cette mer s’étalait à l’infini, à gauche comme à droite, mais je distinguais le lointain rivage et les collines rocailleuses qui s’enfonçaient dans ses profondeurs, aussi vivantes, semblait-il, que les racines des branches gourmandes des arbres verts.
Je me retournai. Le paysage derrière nous était à présent identique. Des collines rocheuses, parfois aussi hautes que des montagnes, et, s’étendant sur des dizaines de kilomètres, des taillis plantés d’arbres fruitiers et des cavernes à l’ouverture béante.
Memnoch se taisait.
Accablé et triste, il regardait fixement la mer et l’horizon éloigné où les montagnes semblaient se refermer sur les eaux, contraintes de laisser la marée refluer et disparaître de notre vue.
— Où sommes-nous ? demandai-je tout doucement.
Il tarda à répondre.
— Les Révélations de l’Évolution, dit-il finalement, sont, pour l’instant, terminées. Je vous ai raconté ce que j’avais vu – un petit aperçu de ce que vous connaîtrez après votre mort.
« Reste à présent le cœur de mon histoire, que j’aimerais vous narrer ici-même. Ici, dans ce lieu magnifique, bien que les rivières aient depuis longtemps disparu de cet univers, tout comme les hommes et les femmes qui le parcouraient à l’époque. Quant à votre interrogation, “Où sommes-nous”, voici ma réponse : c’est ici qu’il a fini par me jeter lorsqu’il m’a renvoyé du Ciel. Là où je suis tombé.